Pensées perdues, âmes égarées

La nuit bruisse.

Sous la pression de ses griffes, un buisson s’incline. Un chevreuil élève la tête, inquiet, ses oreilles s’agitent. Ses yeux croisent les siens et un battement de paupières suffit à ce que l’animal ne s’enfuie.

Ses yeux d’or ne le prennent pas en chasse. Ils se détournent vers le ciel, la lune, qu’il contemple de longues secondes. Il n’entend que le silence. Il n’y a que sa seule présence.
Il pensait s’être habitué à la solitude. Mais il s’étonne à tendre l’oreille. A chercher les caquètements insupportables de Jaken, les grognements de Kohaku. Sa main s’entrouvre et cette fois, Rin n’entremêle pas ses doigts aux siens. Où est-elle ? Il se retourne d’un pas, ses prunelles traquant l’obscurité. Quelques secondes sont nécessaires pour que les souvenirs lui reviennent. Il l’a confiée à Jaken. Quelques semaines. Il y a quelques semaines.

Mais que sont quelques semaines sur des années d’existence ? Troublé, Sesshomaru fronce les sourcils et reprend sa marche. Pourquoi pense-t-il à elle ? Comment expliquer le poids de son absence quand il cherche le sommeil ? A-t-elle froid ? A-t-elle peur ? Non. Elle n’a plus peur de la nuit, à présent. Combien de fois l’a-t-il surprise à observer le ciel, à lever la main vers le croissant de Lune pour le saisir entre ses doigts ?

Les humains sont stupides. D’une stupidité si affligeante que dans ces instants, il ne parvenait pas à se détourner d’elle. Comme si elle allait vraiment réussir à arracher l’astre du ciel. Et bien qu’elle n’y parvenait pas, elle souriait, jusqu’à revenir se pelotonner contre son flanc, à l’abri de son bras, lovée sous son écharpe. Seulement alors, il sentait ses muscles se relâcher et le sommeil, l’emporter.

Ses sentiments envers elle sont si complexes. Sesshomaru se tient toujours au-dessus de cet océan, observant les remous qui l’agitent. Les abysses profondes renferment des mâchoires affamées, avides de sa pureté. Il ressent cet appétit, si vorace qu’il en devient douloureux et qu’il retient d’un seul battement de paupières. La dévorer, sentir son innocence soulager cette douleur qui se referme sur ses entrailles lorsqu’il la voit. Les vagues qui le menacent sont plus récentes que ces abysses, issues de sa nature démoniaque. Il ne comprend pas leur puissance et parfois, leurs embruns le surprennent. Décontenancé, il réalise alors le poids de son absence. Du silence. Sans elle pour marcher à ses côtés, pour tenir sa main, pour lui parler. Sans elle pour le guider.

Quand elle le voit perdu dans ses pensées, elle vient jusqu’à lui, caresse les marques sur ses joues. Elle l’emmène jusqu’à une rivière, cueille des fleurs qu’elle glisse entre ses mains, lui demande si tout va bien. Cette question le laisse toujours de marbre. Tant qu’il n’est pas plié de douleur à se vider de son sang, tout va bien. Il se contente de caresser ses cheveux pour réponse. De glisser ses longs doigts armés de griffes entre ses mèches brunes. Réalisant qu’il suffirait d’une seule pression de sa part pour lui écraser le crâne. Son geste s’adoucit. Son pouce caresse son front avant qu’il n’écarte sa main et ne se détache.

Il pensait que s’éloigner d’elle apaiserait l’océan. Mais au fond de lui, il le sent toujours en mouvement.

Ses paupières se plissent. Sous ses cils, ses yeux d’or luisent. La lune danse au sein de ses pupilles, ses rayons valsent avec les souvenirs, les sensations fugaces et sauvages. Sa noblesse masque tous ces instincts bestiaux, enfouis au plus profond de sa conscience et qui surgissent par instant. Ils éclaboussent ses pensées, parfois dénuées de toutes émotions, d’autres fois, rongées par ce poison.

A cette idée, il pense à l’épée qui cerne sa taille, à ses propres mâchoires, à sa salive corrosive. A croire que le vice ronge son cœur au point d’en souiller le moindre de ses mucus… Et pourtant, son sang n’a pas – encore – ces vertus destructrices.

Quand l’aube se lève, Sesshomaru ralentit le pas. Il s’extirpe enfin de ses pensées, laissant ses yeux parcourir autour de lui, cueillir les lourdes feuilles d’érables qu’il devine au loin. Il élève la main, abritant ses précieuses pupilles de l’assaut de l’astre solaire, jusqu’à longer le bois qu’il vient de quitter. Où ses pieds l’ont porté ? Oh. Il reconnaît les lointaines bâtisses. Quelques humains, dans leur champ, se redressent en le remarquant. Les attitudes sont hésitantes, l’un le salue, l’autre se recule, s’apprêtant à s’enfuir à l’abri de la civilisation.

Sesshomaru ne leur adresse pas le moindre regard. Il n’a pas mangé depuis deux jours déjà : la faim et le désir sont des besoins qu’il a appris à ignorer. N’étant pas toujours sûr de bien les dissocier. Mais la morsure qu’il ressent dans son ventre et le léger vertige qui le saisissent le rappellent à cette ennuyante nécessité. Un soupir franchit ses lèvres. Il est ennuyé. Il va devoir chercher de quoi se repaître. Peut-être aurait-il dû éliminer le chevreuil croisé la veille.

Cette région lui est familière. Ah. Oui. N’est-ce pas le domaine de Sasori ? Qu’est-il devenu ? Combien d’années sont passées depuis qu’ils se sont vus ? Il l’a connu plein de vigueur et de rage. Il a été nourri de sang et de carnage, jusqu’à s’apaiser. Mais qui est-il pour le juger ? Il ne connaît que trop bien le parcours qu’il a eu à traverser. Peut-être a-t-il réussi à trouver… une certaine forme de sérénité ?

Ses yeux se referment songeusement. L’envie-t-il ? Jusqu’à présent, il n’a jamais connu – ou n’a jamais pris conscience – de tout ce qui vivait au fond de lui. De cette agitation constante. Un cœur qui bat, des émotions fugaces, qui surgissent de l’inconscience, qu’il chasse d’un battement de paupière. Mais elles reviennent. Plus puissantes. Plus profondes. Indescriptibles, indéfinissables, incompréhensibles.

La solitude ne lui convient peut-être plus. Et cette idée le dérange.

Ses paupières s’entrouvrent. Quelques heures sont passées, déjà. Sesshomaru regarde autour de lui, il s’est éloigné du village. A ses pieds, une rivière, autour de lui, les arbres. Le Yokaï s’agenouille et plonge une main griffue dans l’onde, laissant l’eau claire glisser entre ses doigts. Ses longues mèches blanches s’échappent, cascadent le long de ses épaules, Sesshomaru attend à ce que Rin les récupère entre ses bras – pour qu’ils ne se mouillent pas ! Dit-elle de ses grands yeux bruns.

Mais rien. Les extrémités de ses longues mèches s’immergent, emportées par le courant, elles vont jusqu’à ses doigts. Sesshomaru soupire, récupère l’eau au creux de sa paume pour en boire une gorgée, puis une autre, jusqu’à s’essuyer du dos de la main. Il se redresse avec dignité et laisse ses prunelles observer les traces entourant le cours d’eau. Il ne sera pas complexe de trouver une proie avec laquelle se rassasier.

Pourtant, ses yeux se détournent. Ils glissent jusqu’au coin de ses paupières. Sasori.
Sesshomaru franchit le seuil de la rivière d’un pas lent, s’apprêtant à s’éloigner comme si rien n’était. L’ignorant. Comme il a l’habitude de le faire.

Mais quelque chose le retient. L’océan s’agite. Sesshomaru s’arrête. Et après quelques secondes, se retourne à demi. Plantant ses prunelles dans celles du jeune Yokaï. A ses pieds, l’eau défile.

Il entend son cours. Il sent son mouvement. Au fond de son être.

Des émotions qu’il ne saisit pas. Qu’il ne comprend pas.

Que cherche-t-il ? A combler le silence. L’absence. A se détourner de ce monde qu’il ne connaît pas : l'oeil sur son front à jamais entrouvert sur son humanité naissante. Un bourgeon - déjà océan. D'une profondeur effrayante. Dans laquelle il craint de disparaître.

Si profonde qu'il s'est éloigné de Rin pour se préserver, les préserver tous les deux. Il ne veut pas se laisser emporter par ce courant.

Sasori s'interroge probablement sur les raisons de sa venue. Et étrangement, le silence de Sesshomaru suffit pour réponse. Au moins, il ne s'est pas contenté de s'en aller cette fois.

Sasori s’est arraché de son trône pour venir jusqu’à lui.

Est-il la seule cause de son déplacement ? Sesshomaru referme les yeux. Tant occupé à ignorer le monde, il prend à présent conscience de cette réalité qui l’entoure. Ses sens ouverts à l’extérieur, un craquement de branches l’invite à tourner la tête. Mais les sons qui lui parviennent, les sensations qui l’effleurent, n’attestent d’aucun autre Yokaï à proximité. Ses yeux s’entrouvrent pour s’élever vers Sasori.

Sa voix résonne, dans son esprit.

Ses épaules se relâchent, ses pupilles s’abaissent légèrement face au regard de Sasori. Un détail surprenant, de la part de Sesshomaru. Est-il souffrant ? Oui.

Mais ces quelques secondes de faiblesse s’effacent d’un battement de paupières. Déjà, ses pupilles se sont déjà plantées dans celles de Sasori. Un vent léger s’égare entre les arbres, à moins que ce ne soit sa propre aura qui s’anime. Souhaite-t-il se battre ? Peut-être que l’animation d’un combat submergera l’océan. Les griffes d’une de ses mains luisent alors que les pupilles d’or s’embrasent.

Sa vie a été si longtemps faite d’ignorances et de batailles. C’est dans le sang qu’il a vu le jour, et c’est abreuvé de sang qu’il a vécu ses premiers siècles. Son existence, constituée d’incessants combats, il l’a menée à valser avec la Mort, à se réjouir des massacres. Convaincu que sa vie ne serait qu’une danse funeste, et qu’elle se conclurait par sa propre mort.  C’est abreuvé de sang qu’il a vécu ses premiers siècles. Se battre n’était plus seulement une nécessité, c’eut été le seul but de son existence. Eradiquer les plus faibles, être le plus puissant, une danse funeste jusqu’au jour où un faux pas le conduirait au trépas.

Mais aujourd’hui, il se sent si vide. De l’intérieur. Comme cette fois où InuYasha lui avait tranché son bras. Avant qu’il ne rencontre Rin. Il se souvient de cette nuit passée à même le sol, bercé par les rayons de la Lune. Son moignon serré contre son flanc, la douleur qui vrille son être, sa chair qui lutte contre la vie qui s’égoutte. Son cœur qui bat, malgré ces pensées dénuées de toutes émotions, de tout espoir. La conviction que cette nuit serait la dernière : il avait été vaincu. Quel intérêt de tenir ?

Et Rin s’était approchée. Il se souvient des offrandes qu’elle lui apportait. Elle avait su redonner vie à cet esprit si mort.

Que donnerait-il pour l’apercevoir entre les arbres ? Pour la voir venir jusqu’à lui ? Il ne demande rien, rien d’autres que le contact de ses mains saisissant la sienne. Son sourire.
Qu’il retrouve sa sérénité, ces émotions effrayantes certes, mais disciplinées par la voix de l’enfant. Elle lui apprenait ce qu’il n’avait jamais su nommer. La peine. La tristesse. La colère.

Le manque.

Soudain, ses yeux s’écarquillent légèrement. Elle lui manque. Elle lui manque, comme son bras lui a manqué. Il a tous ses membres, tous ses organes, mais cette absence lui transperce le cœur, elle habite toute sa tête, elle lui fait mal. Une souffrance qu’il ne sait pas comment soulager.

Il espérait que s’éloigner d’elle apaiserait ce chaos. Peut-être doit-il laisser le temps faire son œuvre. Endurer cette douleur jusqu’à ce qu’elle s’efface. Depuis combien de semaines est-il loin d’elle ? Va-t-il tenir ? La faim le dévore mais ses morsures ne sont rien comparées au poids de la solitude.

Que vaut son existence sans elle ? Sans les autres ? Quel but donner à sa vie ? Que faire pour s’occuper l’esprit ? Se battre ne suffit plus, non, il l’a tant de fois fait, il n’en tire plus aucun plaisir, plus même l’espoir de mourir.

Les yeux d’or de Sesshomaru se sont éteints, sa main retombe le long de son flanc. Il se sent d’une telle faiblesse qu’un vertige le saisit, ses paupières se referment avec force, ses muscles se contractent. Il inspire, profondément, assez pour se ressaisir, une nouvelle fois. Depuis combien de temps n’a-t-il pas mangé ? Et réellement dormi ? Il se souvient de ces nuits qu’il a vu défiler, de ces étoiles qui s’éteignent une à une.

Comment la solitude pouvait être si douloureuse ?

Son visage, d’habitude imperturbable, trahit l’abandon de ses forces. Son souffle est plus rapide alors qu’il raffermit l’emprise de sa main griffue sur son écharpe. Agacé par sa propre faiblesse, Sesshomaru détourne la tête, les yeux à présent clos, et finalement, il va pour s’écarter. Un nouveau vertige le saisit, le contraignant à poser un genou à terre alors qu’il bat des paupières.

Sa salive lui paraît bien acide, entre ses lèvres, à moins que ce ne soit le poison qui suinte de ses crocs ? Il s’essuie légèrement d’un revers de manche, mais ses lèvres sont déjà sèches. Un grondement lugubre, du tréfonds de ses viscères, fait frémir tout son être alors qu’il tente, de se, redresser. Il réussit cette fois mais appuie sa main contre un arbre en reprenant son souffle.

La faim est intolérable.

Sa main se plante dans l’écorce d’un arbre.

Le craquement de l’écorce, sous la pénétration de ses griffes aiguisées. Alors qu’il s’appuie, pour se redresser.

Le mouvement est lent, d’une puissance étrangement effrayante alors que malgré sa faiblesse, il parvient à se relever. Le frisson sous sa peau trahit une présence étrangère, parasitaire, celle du démon qui ne demande qu’à s’arracher de cette prison de peau, Sesshomaru raffermit l’emprise de ses mâchoires, ses crocs grincent, il halète et se ressaisit. En quelques secondes, il est debout, son visage de nouveau imperturbable. Sa main a relâché l’écorce, seuls témoins de sa faiblesse, le bois abîmé et le peu de terre qu’il reste sur son genou.

Il accompagnait son père, lorsqu’il était convié, mais quand leurs routes se sont séparées… Sesshomaru est resté seul. Des années. Il ne comprend pas les frontières : elles évoluent de siècles en siècles et ne sont que la conséquence de l’avidité des êtres. Ils s’approprient une terre, de quel droit ? Car leur simple puissance l’y autorise. Comme si ces terres disparaîtraient après leur mort… Non. Le monde continuerait à vivre sans eux. Les montagnes défieront les cieux et les océans engloutiront les plages à chaque marée, sans qu’aucun mortel ne puisse les en empêcher. Eternel voyageur, Sesshomaru n’a jamais ressenti le besoin de s’approprier un territoire, sa conscience considérait cet acte comme des plus futiles.

Il ne sait pas ce que c’est, un refuge. Il n’a jamais connu la chaleur et la réassurance d’un foyer. Toujours en errance, sans avoir où il serait le bienvenu, sans savoir où est sa place dans ce monde – cette place, il ne l’a jamais comprise, il ne l’a jamais cherchée. Vivant, poussé par le désir de dépasser son père, celui d’écraser son frère et les faibles de ce monde, à présent, il n’y a rien, rien que Rin et tout ce qu’elle éveille chez lui, des émotions désagréables dont il ne sait que faire. Devrait-il mourir ? Non, il n’en a pas le désir, son corps a encore tant d’énergie. Et son esprit n’est pas encore prêt à accepter l’embrassade de la Mort elle-même.

Alors l’invitation de Sasori le surprend. Quelques secondes, il réalise que personne ne l’a convié. Il est bienvenue. Quelque part. Décontenancé, il sent ses épaules se relâcher : devrait-il réagir avec agressivité ? Le repousser ? L’ignorer et s’en aller ? Non. Il n’en a pas l’énergie. Peut-être a-t-il besoin… De se reposer.

Ses yeux aux prunelles incisives s’élèvent pour s’unir à celles de Sasori.

_ Bien…

Ses pupilles se plantent dans celles de Sasori et ses paupières se plissent, légèrement, à la mention d’aide.

_ … Je n’accepte pas votre aide. Mais j’accepte votre invitation.

Répond-t-il avec dignité. D’ailleurs, se tenant droit et noble, sa main se referme sur son écharpe qu’il garde contre son torse, s’avançant d’un pas vers la monture à laquelle il n’adresse qu’un regard. Bien qu’affamé, Sesshomaru ne se considérait pas affaibli : il se méfiait davantage de ses instincts viscéraux, de cette rage bestiale qui l’emporterait s’il n’apaisait pas sa faim. Cette sensation est si ancienne. Ses yeux reviennent s’ancrer à ceux de Sasori, retrouvant cette attendrissante lueur rougeoyante. Malgré sa puissance croissante et écrasante, Sasori reste… à ses yeux, un jeune Yokaï. Le voir gagner en force est un sentiment appréciable, de quoi s’agit-il ? Comme lorsque Rin affrontait à présent ses peurs sans frémir : dans le pire des cas, elle se dissimulait derrière lui mais avançait avec lui. Qu’est-ce que c’était ?

_ Êtes-vous seul ? S’étonne-t-il, adressant un regard autour d’eux. Son frère, les attend-t-il chez eux ? Ou est-il parti en errance, lui aussi ? Sesshomaru dissimule sa grimace à la morsure qui écrase ses viscères, la faim qui le tiraille. C’en est douloureux, mais Sesshomaru se contente de raffermir son étreinte sur son écharpe cotonneuse.

Il attend que Sasori grimpe sur sa monture. Le concernant, il se contentera de voler à sa suite. Il n’envisage pas encore de s’hisser sur la croupe de l’animal, il préserve un tant soit peu sa… Sa… Fierté ? Fierté. Oh. Oh oui, fierté, c’est le mot qui décrit cette chaleur qu’il ressent, cet attendrissement, quand il voit Sasori. Quand ils se sont rencontrés, il n’était qu’un enfant.

Qu’était-il, par rapport à lui ? Le voit-il comme un rival ? Dans ce cas, pourquoi ne s’est-il pas contenté de l’attaquer ? Il l’a invité. Alors sont-ils… Sont-ils… Amis ? Il plisse les yeux à cette pensée. Des Yokaïs peuvent-ils être amis ? Et que sont des amis, qu’est-ce qu’on en fait et comment s’en occupe-t-on ? Il glisse sa main libre dans sa longue chevelure blanche pour la ramener instinctivement le long de son épaule, laissant ses griffes descendre le long de ses mèches par habitude.

Habitude. Celle de Rin qui caresse inlassablement ses cheveux, prend ses mains, se pelotonne contre lui. Des sensations peu inhabituelles, qui l’ont dérangé, jusqu’à s’y accoutumer. Apprécier. Il ferme à demi les paupières et frissonne légèrement, avant d’ouvrir davantage les prunelles pour les lever vers le ciel.

_ L’après-midi avance, constate-t-il. Le monde, le monde qui vit sans eux, qui évolue sans eux, Sesshomaru s’en est tant détaché qu’il n’y accorde plus la moindre attention. Pour une fois, ce détail, il le remarque.

Rin l’a ancré au monde réel. Et sans elle, il est dans cette errance, prend conscience de cette réalité – et qu’en faire ? Où est sa place ?

En cet instant, il l’a trouvée. Sasori l’a invité. A ses côtés.

La route s’étire devant eux, longue et paisible.

Comme ces vies si bien tracées, ces chemins qu’ils ont parcourus – Sasori s’est-il questionné ? Sur ses choix et sa destinée ? Sesshomaru, lui, n’a eu cesse d’avancer, l’esprit sans cesse troublé par des questions qui ne méritaient pas tant de réponses. Une insatisfaction latente, une frustration qu’il a ravalée et oubliée, qui reviennent à présent le hanter.

Savoir où est sa place dans ce monde. Non pas dans l’ombre de son père, ni dans celle de son frère. Est-il là pour purger le monde des Faibles ? Il l’a longtemps crû, jusqu’à ce que l’épée à ses côtés soit tout l’opposé de ce à quoi il se croyait destiné. Devait-il protéger l’Humanité ? Cette insupportable et exécrable Humanité ? Il l’a tant de fois écrasée, sans même réellement s’y intéresser – misérables poussières qu’un soupir balaye.

_ … Que se passe-t-il dans ton domaine pour que tu t’y consacres autant ?

Ses paupières s’appesantissent sur ses prunelles.

_ Si ton frère est absent et ton épouse occupée, il ne devrait y avoir aucune tâche suffisamment importante pour attirer leur attention. T’ennuyais-tu ?

Akane est une femme qu’il n’a que très peu côtoyée. Kiseki, par contre, a pu susciter davantage sa curiosité. Il était doté de qualités inhabituelles pour un Yokaï… Dernièrement, il avait rencontré un dénommé Yuki. Un soi-disant gardien. Depuis quand les Yokaï offraient-ils leur protection aux Hommes ?

Le souvenir de son père revient comme une gifle et lui arracherait presque un grondement excédé. Toujours, cette réalité ne cessera de le poursuivre, ce choix pour lequel il l’a tant détesté. Son sacrifice, pour une femme et ce gamin bâtard. Il a donné sa vie pour eux, alors qu’aucun d’eux n’égaliserait sa force ou sa puissance.

Une heure de marche ne le découragera pas, d’ailleurs, Sesshomaru ne bronche pas même à cette mention. A se demander s’il l’a entendu. Qu’est-ce une heure sur des siècles d’existence ? Au moins, ils discuteront loin des oreilles indiscrètes et de ses serviteurs. Plutôt secret et renfermé, Sesshomaru n’apprécie pas tant partager ses questions. Ainsi, seul avec Sasori, peut-être est-ce le meilleur moment pour échanger avec lui.

_ En quoi protéger ces terres n’est pas une perte de temps ? N’es-tu pas las d’être scellé à cet endroit et aux êtres qui y vivent ? Ils disparaîtront avant toi. Et depuis bien des siècles, rares sont celleux, celles et ceux qui ont l’audace de t’affronter. Quel intérêt y a-t-il à s’attacher à des lieux qui perdureront bien après toi et à des êtres qui mourront avant toi ?

Les paroles de Sesshomaru peuvent paraître incisives. Tranchantes. Pour autant, il les a prononcées sans le moindre mépris. Sans la volonté de nuire. Ce sont ses réflexions qu’il partage. Avec franchise – et pragmatisme. Offrir au moins un semblant de réponses.

Combien même Sasori n’est pas son père et qu’il ne peut pas parler en son nom, ses actions restent radicalement différentes de celles entreprises par Sesshomaru. Pour autant, lui aussi a été – est – toujours possédé de ces besoins insatiables. La soif de sang et l’appétence pour la chair. L’esprit animé par la rage et ravivé par la violence, la vie ne prend son sens qu’aux morts qu’ils sèment. Les carnages sont les brasiers d’où ils s’arrachent, leurs flammes ravivées par toutes ces âmes qu’ils ont dévorées.

Comment, pourquoi Sasori a donc choisi de museler suffisamment ses instincts pour s’approprier ces terres ? Peut-on être heureux, à vivre lié à un domaine ? Est-ce que posséder une demeure apaiserait ce vide qu’il ressent ?

Sesshomaru n’a pas le souvenir d’un refuge, non. Déjà enfant, il errait aux côtés de sa mère, à la trace de son père, puis celle de son demi-frère. Il continue à parcourir les routes, les chemins, à traverser les montagnes, les rivières et les forêts. Sans jamais ralentir l’allure. Sans un toit, sans un lit, sans un endroit à lui où il pourrait… Que pourrait-il y faire de toute façon ? Comment Sasori occupe ses journées ?

Oh, peut-être est-ce la raison de son mariage. Il est sûr que partager son temps permet de l’occuper plus aisément. A cette pensée, ses yeux se referment dans un soupir. Lui ne s’est jamais intéressé au plaisir de la chair – celle des relations charnelles tout du moins. De nombreuses femmes l’ont pourtant approché, il n’a jamais ressenti le moindre désir Rien qui n’égalait celui qu’il prenait quand ses mains étaient souillées du sang de ses ennemis. Et encore… Il s’est habitué à la souffrance. Le plaisir qu’elle lui provoque n’est rien comparé aux jouissances qu’il avait pu connaître à massacrer des humains par centaines.