Blessure ouverte, séparation, retrouvailles

Rin, les larmes aux yeux, se précipite. Il la voit courir jusqu’à lui. Se réfugier contre ses jambes, ses mains se plongent dans son écharpe cotonneuse. Ses yeux le supplient et lui, la fixe, de longues minutes. Il hésite, jusqu’à caresser ses cheveux. Rin ne retrouve pas pour autant le sourire. Un sanglot déchire sa poitrine, elle plaque son visage contre lui et lui sent son cœur se serrer, c’est douloureux, il ne comprend pas.

Est-ce de la colère ? Pourtant, l’idée de la repousser ne vient pas à son esprit. Il se contente de rester, debout, à patienter. Mais Rin n’est pas comme lui. Elle ne sait pas rester inflexible. Ce n’est qu’une enfant. Quelques minutes, peut-être, quelques heures passent avant qu’elle ne s’agenouille. Tenant toujours les pans de son pantalon, elle finit par dodeliner de la tête et la repose contre sa jambe. Jusqu’à s’endormir.

Il sait que d’ici quelques minutes, son sommeil sera assez profond pour qu’elle n’ait pas conscience de son départ. Il lève les yeux vers le ciel et attend, encore, jusqu’à se pencher pour refermer ses bras sur son corps. Il la soulève sans un effort et repose une autre main dans ses cheveux. La gardant précieusement contre son torse, il la ramène à l’intérieur, la dépose sur son lit et la recouvre de la couverture. Elle s’agite, cherche son odeur ou le contact familier de son écharpe. Sesshomaru glisse tendrement sa main le long de sa joue pour la lui caresser. Rin s’apaise.

_ Vous êtes sûr, Monseigneur ? Bafouille Jaken.

Sesshomaru ne répond pas. Il se contente de détailler Rin. Et essaye de comprendre… Quelle douleur le transperce à l’idée même de la laisser, seule avec le lutin. Jaken s’approche prudemment, détaille l’enfant, puis son maître avec respect.

_ Devriez-vous vous séparer d’elle, Seigneur ? Elle tient à vous.

_ Ce ne sera que quelques semaines. Je reviendrai rapidement, répond Sesshomaru en se redressant. Ses yeux s’abattent sur Jaken. Ses pupilles se plantent dans les siennes, et sans qu’il n’ait à le saisir, Jaken sent déjà ses crocs effleurer sa gorge quand Sesshomaru reprend la parole.

_ Veille sur elle.

Ce n’est ni une demande, ni un ordre. Pourtant, Jaken se sent trembler et resserre l’emprise de ses mains sur son arme en baissant la tête. Sesshomaru n’a pas besoin de le menacer. Jaken ne sait que trop bien ce qu’il pourrait lui arriver si Rin… était blessé. Jaken s’approche d’elle alors que Sesshomaru s’éloigne vers la porte.

_ Qu’allez-vous faire, Seigneur ? Couine Jaken.

Sesshomaru l’ignore.

Il marche depuis quelques jours à présent.

Son existence a toujours été ponctuée de guerres ou d’affrontements. La disparition de Naraku, la rencontre de Rin, Jaken, Anka et les autres, son monde s’est bouleversé. La soif de sang ne s’est pas apaisée, Sesshomaru a simplement appris à l’ignorer. Sa vie solitaire ponctuée de rires, de bavardages incessants, d’une main toujours glissée dans la sienne et d’yeux qui cherchent les siens. Rin.

Son esprit n’est plus occupée par la vengeance ou la haine. Il se sent si vide, perdu dans un cimetière où il ne peut que tourner les yeux vers les tombes de ses adversaires. Ou des vengeances qu’il n’a plus souhaité assouvir. Ainsi, l’une d’elle reste vide, celle d’Inuyasha, qu’il n’a pas encore le désir de remplir.

Et c’est au sein de ce charnier que se sont extirpés de nouvelles pousses. Des émotions. Des sentiments qu’il n’a jamais connus. Qu’il ne comprend pas et qu’une part en lui refuse d’entendre. Il sent leurs racines s’infiltrer dans son cœur, l’étreindre, quand Rin lui sourit, quand il la sent près de lui. Le poids de son absence quand elle n’est pas à côté de lui. Le silence lui est insupportable : il manque de sa voix, et de celle des autres. Que lui arrive-t-il ? Que devient-il ?

Ses sourcils se froncent à cette pensée. Son œil, sur son front, est un croissant entrouvert sur cet Autremonde inconnu. Sur une humanité, une sensibilité, qu’il a inhibées pendant tant d’années. S’éloigner d’elle, d’eux, lui permettrait-il de retrouver sa sérénité ? Ce détachement qu’il avait du monde.

Son père lui a appris le plaisir de la guerre, la nécessité d’écraser les faibles. De purger le monde des êtres impurs, qui souillent l’air et la terre, gâchant ces ressources pour leur misérable existence.

Et cette enfant, cet être la plus misérable parmi les plus faibles, a su attirer son attention. Susciter sa curiosité. Assez pour qu’il daigne l’épargner. Cette décision fut la première dalle d’un chemin qu’il n’avait jamais emprunté. Où est-ce que cette voie l’entraînait ? Au fur et à mesure qu’il remontait cette allée, ce qu’il découvrait… Bouleversait sa vision du monde. De lui-même.

Il découvrait l’affection. L’attachement.

Le sourire de Rin, si beau, qu’il… Souriait en retour. Le torse envahi d’une chaleur qu’il ne connaissait pas.

Que devenait-il ? Il a l’impression de s’égarer. De ne plus se reconnaître.

Le monde autour de lui est envahi de vies auxquelles il n’a jamais prêté attention. Il tend l’oreille au chant d’un grillon, suit du regard une sauterelle et pense à Rin qui viendrait s’en saisir. Ses mains effleurent les fleurs, s’étonnent de cette beauté qu’il n’a jamais pris le temps de contempler.

Troublé, il s’est arraché d’elle. De son groupe. Espérant retrouver ce vide qui l’a toujours habité, qui l’a défini pendant tant d’années. Au lieu de cela, des sensations nouvelles émergent. L’absence de Rin lui mord le cœur, son absence et celle des autres. Il erre, sans réellement savoir où se rendre et que faire de son existence.

Après quelques jours, Sesshomaru finit par s’assoir à même le sol, à la lisière d’un champ. Son dos se repose contre le tronc d’un arbre alors qu’il ferme les yeux, levant le nez vers le ciel. Le soleil est encore haut, cette après-midi. Il sent ses rayons l’effleurer et soupire. Ses épaules se relâchent et ses paupières s’entrouvrent, ses yeux sont d’un or cuivré, usé.
Il se sent las. Jusqu’à ce qu’un mouvement attire son attention.

Ses pupilles glissent le long de ses paupières, son attention se fixe sur la personne qui s’approche… Ce visage. Lui dit quelque chose.

Le souvenir de Rin, les mains précieusement refermées sur une fleur qu’elle a cueillie, offrant un sourire à… à cette personne ? Pour la première fois, Sesshomaru lève alors les yeux pour réellement la dévisager.

Il a toujours été un voyageur. Laissant filer le monde, les années, les vies sans même les remarquer. Il pensait que se séparer de Rin le ferait retrouver le cours habituel de ses pensées, de cette existence qui défilait avec la force, la rapidité, la puissance d'un torrent, tant et si bien qu'il ne prenait plus garde à ce que l'eau emportait.

Sa vie est à présent une rivière paisible. Il s'ennuie et découvre des profondeurs ignorées jusqu'à présent, qu'il détaille avec méfiance. Des émotions qu'il n'arrive plus à enfouir et des êtres qu'il ne peut plus se contenter d'ignorer.

L’étrange créature le dévisage.

Un passant s’amuserait peut-être de voir ces deux êtres s’étudier, s’observant sans réaliser le moindre mouvement. La chaleur de l’été ne suffit pas à ébranler son cœur glacé.

Finalement, elle s’impatiente avant lui. Elle s’avance. Instinctivement, les paupières de Sesshomaru se referment sur ses prunelles : à ses yeux, ce geste signifie la fin de leur échange.

Mais la jeune femme ne semble pas comprendre la signification de son geste. Elle s’installe à ses côtés, sans la moindre gêne, avec une familiarité qui l’agace suffisamment pour qu’il entrouvre les paupières. Ses yeux d’or glissent, lentement, jusqu’au coin de ses yeux pour la fixer avec dureté. Elle lui rappelle ces chiens qui, dans les villages qu’il traverse, court à sa suite en aboyant : un seul regard suffit à les éloigner.

Elle est différente. Ses yeux rejoignent les siens. Est-ce de l’impudence, de l’ignorance,  l’innocence ? D’un geste lent mais ferme, il rapproche son écharpe cotonneuse de son corps, veillant à ne pas entrer en contact avec elle. Peu habitué à une telle promiscuité physique, avec une inconnue qui plus est, Sesshomaru préfère diriger son attention vers le champ. La pomme qu’elle lance dans sa direction, il la rattrape sans même avoir à tourner les yeux et la garde sur ses cuisses. Si Rin avait été là, elle se serait faufilée jusqu’à lui pour lui demander la pomme.

S’aidant de ses griffes, il lui aurait préparée le fruit en quelques morceaux qu’elle n’aurait eu qu’à porter à ses lèvres. Elle aurait sûrement souri. Ravie. Elle aimait les pommes. La peau du fruit était d’un rouge sanguin, il perçoit les fragrances de sa chair sucrée et acidulée sans un effort. A-t-il faim ? Il n’y pense pas. Pas encore. Il fait à peine attention au silence qui l’habite, un silence troublé par la voix de la jeune femme.

Pourquoi s’est-elle approchée de lui ? Qu’attend-t-elle de lui ?

Ennuyé, il ne la regarde pas. De nombreux humains ou de Yokaï semblaient se nourrir d’attention. Lorsqu’ils attirent les regards, les voilà qui se manifestent davantage !

Imposant leur existence à celles et ceux qui ne demandent qu’un tant soit peu de tranquillité. Accoutumé à la solitude, Sesshomaru s’est armé de mépris, de patience et d’ignorance. Bien maniées, ces armes parviennent à vaincre les bavards les plus entêtés.
Apprécie-t-il cette solitude ? A dire vrai, il ne s’était jamais posé cette question. Pendant des siècles, personne n’a souhaité l’accompagner. Il n’avait pas d’amis, pas d’amour : il n’était connu que pour son sang et ses massacres. Ce n’est que récemment que des Yokaï et Rin ont commencé à l’accompagner.

Son cœur était une terre stérile. Bientôt, ses connaissances ont su y faire croître quelques pousses, les bribes d’amitié et d’une affection naissantes. Inquiet de percevoir ce changement en lui, Sesshomaru s’est isolé. Espérant que ces émotions disparaîtraient avec le temps. C’eut été sa première erreur. Il y en aura bien d’autres, par la suite… Mais en cet instant, l’homme se retrouve prisonnier. Prisonnier entre deux mondes.

Une vie passée, où sa puissance lui accordait la tâche, le devoir, de purger cette réalité de toutes faiblesses qui l’habitaient. A chercher la compagnie des puissants, les vaincre pour les dépasser, jusqu’au jour où l’un d’entre eux l’aurait vaincu, lui retirant le seul but de son existence.

Et cette nouvelle destinée. Il ne voyait plus de champs de guerre, il n’y avait plus de batailles, plus cette rage de sang et ce besoin viscéral de tuer, non. Il y avait Rin, Rin, assise dans ce champ de fleurs, qui lui rapportait un bouquet, en glissait une à son oreille. Rin et les autres, dont il sentait la présence, tout autour de lui. Il n’était plus seul. Sa vie n’était plus ce cimetière, non, elle devenait une nouvelle terre, fertile, où naissaient des émotions étranges, où d’autres venaient vivre, avec lui. Leurs existences se mêlaient à la sienne, il n’était plus seul, mais qu’était-il, où était-il ? Que devenait Sesshomaru ?

Il hoche la tête, à l’affirmative, à la question de la jeune femme. Comment se nomme-t-elle, déjà ? Est-ce important de le savoir ? Il ne le sait pas.

Sesshomaru n’a jamais eu l’opportunité de nouer de quelconques liens avec les humains, ni même les Yokaï. Il ignore ce qu’il doit lui répondre, ou comment s’y prendre d’ailleurs. Mener une conversation n’a jamais été son fort.

Ils se sont déjà vus, en effet, elle semble s’en souvenir. Inutile d’en dire davantage. Ce serait une perte de temps et d’énergie. Il observe la pomme qu’il a entre ses doigts, puis lui adresse un regard.

_ Vivez-vous en ces lieux ?


A-t-elle déjà entendu sa voix ? Il ne s'est probablement jamais adressé à elle, jusqu'à présent.

Une voix grave, si grave qu'elle tient tout d'un grondement viscéral. Le son provient des tréfonds de son être, il le sent faire frémir ses cordes vocales, vibrer sa cage thoracique. Rin apprécie le son de sa voix.